L’Etat Manager

« Nous vivons une drôle d’époque… On a l’impression d’une espèce de vague qui nous surplombe, nous écrase et qui est en train de déferler. » C’est ainsi que pourrait se résumer le désarroi des syndicalistes confrontés aux restructurations de l’Etat.

Les réformes se succèdent apparemment en ordre dispersé ; la technicité les rend opaques ; leurs effets ne sont perçus qu’après coup, lorsque, les décrets d’application adoptés, arrive leur mise en pratique. Et pourtant, derrière ce brouillard, une mobilisation sans précédent est à l’œuvre pour fabriquer un Etat réduit dans sa surface et renforcé dans ses structures de commandement. La compression du format de ce dernier s’exprime de manière radicale dans la révision générale des politiques publiques (RGPP). Aucun ministère, d’ailleurs, ne prend le risque de demeurer hors jeu. Chacun cherche au contraire à disposer d’un coup d’avance en matière de « rendu d’emplois », nouvel impératif catégorique d’un Etat proclamé « en faillite » par le premier ministre en septembre 2007.

Au ministère de l’Intérieur, préfectures et sous-préfectures subissent une cure d’amaigrissement. Les concours de Police Nationale prévus en septembre 2009 ont été annulés, et huit mille postes budgétaires seront supprimés d’ici à 2012. Ministère voisin mais rival, la Défense avait précédé le mouvement : fermetures de casernes et liquidation de quarante-cinq mille emplois avant 2014. Le ministère de la Santé condamne certains services des hôpitaux publics, considérés comme trop onéreux, et impose un seuil d’actes annuels pour les services de chirurgie. Des consulats disparaissent au ministère des affaires étrangères, et celui de la culture restructure les archives nationales. Les finances « rationalisent » à tous niveaux leurs services.

La compression de l’Etat s’accompagne de transferts d’activités publiques vers le privé, sorte de vente à la découpe des entreprises publiques. Ces privatisations s’opèrent dans la dénégation, par étapes ou par contournement. Elles épousent les anticipations de rentabilité financière des acquéreurs, mais aussi l’histoire de ces secteurs, avec leurs luttes passées et le statut spécifique de leurs salariés. Les tempos différents des réformes de France Télécom et de La Poste l’illustrent. Des mécanismes proches déterminent la trajectoire d’EDF.

Le retrait de l’Etat débute à chaque fois par la séparation structurelle des branches de l’entreprise publique. Ainsi, la dissociation des « postes » et des « télécommunications », en 1990, démarque le segment d’activité à « ouvrir à la concurrence ». Déjà, les télécoms apparaissaient, en effet, comme une activité à haute rentabilité, à l’inverse du secteur postal, qui nécessite une importante main d’œuvre, connue de surcroît pour sa combativité syndicale. Le transfert vers le privé s’opère rarement de front, plutôt par glissement. Ce qui concourt à son efficacité, chaque étape étant vécue comme un prolongement normal de la précédente.

Graduellement, mais en continu, l’entreprise publique devient firme privée dans son organisation : mobilité obligée, management par objectifs et harcèlements qui vont avec d’incessantes restructurations des services, des compressions de personnel, l’intensification du travail, etc.

A Pôle Emploi, le mode opératoire est proche. Faute d’embauche d’agents publics, le suivi de centaines de milliers de demandeurs d’emploi a été délégué à des cabinets de recrutement ou à des agences d’intérim. C’est aussi par l’organisation d’un mélange entre salariés de statuts divers (publics et privés) qu’imperceptiblement s’effectuent les privatisations.

Enfin, il ne faudrait pas oublier le transfert de charges vers les collectivités territoriales. La décentralisation de 1982, et son acte 2, impulsé dès 2002, ont donné aux élus locaux nombre de compétences nouvelles : formation professionnelle, transports, gestion des locaux et des personnels techniques, ouvriers et de service (TOS) des lycées et collèges, action sociale relèvent désormais largement des conseils généraux et régionaux. Sans, bien souvent, que les moyens alloués par l’Etat couvrent l’ensemble de ces missions.

En ce sens, les deux questions posées à l’occasion du référendum sur l’évolution statutaire en Guyane n’ont pas pour motivation d’essayer de rendre les institutions plus innovantes ou plus proches des ayants droit. Il s’agit bien de limiter l’engagement public d’Etat.

Ce rétrécissement multiforme de la surface de l’Etat s’accompagne d’un mouvement moins visible de « caporalisation » de l’action publique : renforcement des hiérarchies et du contrôle pesant sur les agents du service public, et resserrement des chaînes de commandement. Imposer politiquement de nouvelles priorités aux institutions n’a rien de facile. On peut nommer des hommes de confiance à la tête des administrations (les gouvernements ne s’en privent pas) mais sans garantie de l’effectivité des mesures prises. Car les agents chargés de les mettre en œuvre les retraduisent, les aménagent, les adaptent aux routines professionnelles. Certaines élites sectorielles font même de la résistance.

Médecins, universitaires, magistrats ou ingénieurs arguent ainsi qu’ils connaissent peut-être mieux que leur ministre les priorités de leur champ d’activité. Il en va de même pour une partie des inspecteurs généraux. Issus des administrations dans la tourmente et, par fonction, avocats des réformes, ils y introduisent néanmoins des nuances, des médiations qui atténuent la radicalité des projets initiaux.

Une situation inadmissible pour les responsables politiques qui sont à leur origine. Mais aussi pour les hauts fonctionnaires du ministère des finances qui, depuis des années, tentent d’imposer une nouvelle définition de l’intérêt général réduite au maintien des « équilibres financiers », face aux revendications de ceux qu’ils nomment avec mépris les ministères « dépensiers ». Jusqu’alors, leur zèle était partiellement contrarié par les règles de fonctionnement de l’administration qui protégeaient certaines plages d’autonomie. Ils ont donc accueilli avec enthousiasme les projets politiques qui mettent au pas les anciennes structures collégiales de décision, et notamment à cette fin des gestionnaires dotés de pouvoirs élargis.

Sous des formes et des temporalités variables, ce double mouvement de réforme de l’Etat (compression, privatisation, délégation et transfert de compétences d’une part ; étatisation et renforcement du contrôle de l’autre) affecte à un titre ou à un autre l’ensemble des services publics. Au nom de la « performance », érigée en nouveau fétiche de l’action publique.

Une telle volonté de contrôler les administrations n’est pas nouvelle. Le Parlement, la Cour des comptes, l’inspection des finances s’y emploient depuis longtemps. Mais ce n’est que récemment que des « indicateurs de performance » ont pris le pas sur toute autre considération. En l’espèce, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), votée en 2001, signe plus que toute autre le triomphe des conceptions des hauts fonctionnaires du ministère des finances, convertis aux idées managériales. La LOLF impose un pilotage stratégique des administrations, avec des objectifs à atteindre et des indicateurs à renseigner. Les fonctionnaires chargés de l’action publique doivent présenter un projet annuel de performance (PAP) dont ils sont responsables.

Dans les faits, toute activité est réduite à une logique comptable, proche des bilans financiers des entreprises. Les personnels d’encadrement consomment donc beaucoup de leur temps et de leur énergie pour remplir les indicateurs car la contrainte de production de « bons » chiffres s’est imposée à tous les niveaux de la hiérarchie du service public.

Avec la redéfinition des métiers se défait le rapport à des professions hier vécues comme « service rendu ». Bien des fonctionnaires vivent désormais leur fonction douloureusement, dans une situation de porte-à-faux qui enveloppe toute leur activité professionnelle. Le sens de sa tâche (et de soi même l’accomplissant) entre en contradiction avec les nouveaux critères d’évaluation. Quotidiennement, le métier devient mission impossible dans les relations aux usagers. L’épuisement professionnel qui s’ensuit est incompatible avec les diverses formes de « management par objectifs ». Reste la fuite : suicides, tentatives de suicides, arrêt-maladie, psychotropes chez les agents soumis à la « culpabilité du chiffre ».

Mais la « modernisation » de l’Etat entre dans les faits, car elle s’immisce dans les actes les plus anodins des employés du service public. Parce qu’indépendamment des sacrifices, des souffrances, du déboussolement et des tensions, les salariés qui la subissent n’ont d’autre choix que d’y participer et de la mettre en œuvre à tout instant. En l’habitant à leur manière. En s’en accommodant. Mieux : ils trouvent d’eux-mêmes les meilleures façons de faire, afin que tiennent des situations intenables, malgré la surcharge de travail. Entre autres, parce que subsiste de l’état antérieur des métiers d’Etat une forme de dévouement hier constitutif de la « mission de service public ».

En matière de démantèlement de l’Etat, l’efficacité tient à ce paradoxe : la situation antérieure d’accomplissement du service public – la relation au métier, les dispositions sociales (de dévouement, d’implication) constitutives de celle-ci – permet l’application des réformes qui détruisent les formes habituelles de son exercice et les raisons de s’y impliquer.

Mais l’avènement d’un Etat manager résulte aussi, chaque jour, de l’activité incessante et cumulée des milliers d’agents publics, qui peut-être n’en veulent pas, mais qui, réalisant leur métier, quoi qu’il en coûte, « font avec », et l’intègrent comme ils peuvent aux « choses à faire ».

Personne ne semble alors pouvoir soutenir personne, ce qui alimente le sentiment général d’écrasement. Or, c’est précisément des confrontations nouvelles qu’elle installe (entre usagers et agents publics, et entre agents publics de différents niveaux et de différents services) que cette vague de transformation tire sa force. En restituer les mécanismes dans leur ensemble, c’est déjà les contrarier et signifier qu’est en jeu la défense d’un modèle de civilisation.

Dominique BONADEI

Secrétaire Général

« Le modèle social français est le pur produit du Conseil National de la résistance. (…) La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance ! » Denis KESSLER, vice-président du MEDEF - Challenge, 4 octobre 2007